« Dans ta bulle ! », de Julie Dachez : éloge de la différence – par Alice Afanasenko (via AFFA – Association Francophone de Femmes Autistes)

Le roman-enquête de Julie Dachez nous fait sortir des clichés sur les personnes autistes pour qui elle souhaite une société plus juste et diversifiée

Source : https://femmesautistesfrancophones.com/2018/04/30/dans-ta-bulle-de-julie-dachez-eloge-de-la-difference/


Dans ta bulle ! », de Julie Dachez : éloge de la différence

Actualité littéraire

Éloge de la différence

Compte-rendu de lecture du livre de Julie Dachez, Dans ta bulle !, Marabout, 2018, 253 pages

      C’est un livre atypique que le lecteur tient entre ses mains, atypique à l’image de son auteure, Julie Dachez, qu’il n’est plus besoin de présenter ici tant sa BD La Différence invisibled’inspiration autobiographique, a eu d’échos dans le petit – et beau – monde des femmes autistes Asperger, et bien au-delà d’ailleurs. Avec Dans ta bulle !, Julie nous revient cette fois docteure en psychologie sociale et c’est à partir de son expérience de chercheuse qu’elle s’adresse à nous, nous faisant vivre les dernières années de sa vie de doctorante : les rencontres qu’elle a dû effectuer pour sa thèse mais aussi les études qu’elle a dû compulser, son expérience de vacataire, ses entretiens avec la hiérarchie universitaire jusqu’au jour de la soutenance, vrai calvaire pour les neurotypiques comme pour les neuroatypiques d’ailleurs, mais calvaire ô combien bien plus long, plus lent et plus douloureux pour nous autres. À la fois « roman » (d’après l’auteure) et « enquête » (d’après l’éditeur), recueil de témoignages, récit à la première personne, manifeste politique et tentative de vulgarisation scientifique, cet essai fait alterner le tout au fil des chapitres et des rencontres que l’auteure souhaite nous faire partager comme exemplaires de la diversité des parcours et des personnalités de ces autistes ayant l’air adapté.

      Mais dans quel but ? D’abord pour sortir, avec humour (et cela fait du bien), des clichés. Non, nous n’aurons pas droit à une énième revue de la symptomatologie de l’autisme, non nous n’aurons pas droit à un énième débat sur les approches thérapeutiques envisageables et autres remèdes miracles rêvés par les tenants de la normalité – et de la moralité aussi – ni à une dénonciation des incompétences et des abus de la « psy » à la française, qu’elle soit -chologie, -chanalyse ou autre et bien que cette dénonciation reste toujours plus que jamais nécessaire. Une telle littérature existe déjà ; espérons qu’elle porte ses fruits peu à peu et que le quatrième plan autisme, qui semble la prendre en compte, saura tenir ses promesses et apporter une amélioration réelle de la prise en charge et de l’accompagnement des personnes avec autisme. Le propos de Julie Dachez ici est complémentaire. Il s’agit de prendre la parole d’un point de vue politique, prendre la parole au nom de ces « autistes invisibles » et en tant que femme autiste invisible (de moins en moins néanmoins car l’auteure fait de plus en plus parler d’elle !), selon une posture militante, pour défendre l’idée d’une société plus juste, plus ouverte et plus diversifiée, laissant la possibilité à ceux qui s’échappent de la norme de vivre heureux sans être ni exclus ni stigmatisés. Et si cette position peut être replacée dans le cadre plus large de courants sociologiques et politiques luttant contre l’exclusion quelle qu’elle soit, c’est sur le plan de la neurodiversité – terme développé initialement par la sociologue Judy Singer à la fin des années 1990 – que Julie place ici le débat, un débat quant auquel, là encore, la France a plusieurs années de retard sur ses homologues nord-américains par exemple. C’est aussi la notion d’empowerment qu’il faut convoquer pour mieux entendre la parole spécifique de l’auteure : parler de neurodiversité, certes, mais surtout parler de l’autisme en tant qu’autiste, revendiquer une différence non pas théorique mais vécue de l’intérieur, décrire une condition subie au quotidien comme personne ne peut le faire d’un point de vue externe et, surtout, occuper l’espace public et revendiquer pour soi des droits communs et des droits spécifiques. Quant à cette approche également, celle d’une autodétermination revendiquée de la communauté autiste, la France a plusieurs décennies de retard sur la plupart de ses voisins occidentaux. Partant du principe que « c’est celui qui est qui sait », Julie Dachez se veut pionnière en cherchant à « dévoiler l’invisible », c’est-à-dire en rendant visible la communauté des autistes à peu près adaptés et cela de l’intérieur. Car, selon elle, ces autistes qui ont appris à camoufler – technique du passing ou encore dit stratégie du caméléon – « n’existent pas dans l’imaginaire collectif » (68), ledit imaginaire collectif ayant une idée de l’autiste correspondant plutôt à celle du fameux – et trop souvent convoqué, malheureusement – Raymond du film de Barry Levinson, condamné à vivre en institution.

      Autant le dire d’entrée de jeu, la lecture sociologique que Julie effectue de l’autisme – d’un certain type d’autisme à vrai dire – ne plaira pas à tout le monde. Pour elle, une personne autiste souffre non pas de l’autisme mais du regard, sur elle, des non-autistes et de l’exclusion dont elle est victime du fait de sa différence : « pour moi, l’autisme est une différence de fonctionnement, pathologisée par une société obsédée par la normalité. […] Pour le dire autrement : je n’ai jamais souffert d’être autiste, par contre j’ai souffert et je souffre encore du regard que la société porte sur moi, et de l’inadaptation des structures sociales à mon mode de fonctionnement » (24-25). Pour l’auteure, l’autisme est une catégorie sociale, et même une catégorie sociale opprimée, à l’image des femmes, des homosexuels, des immigrés ou des ouvriers. C’est à partir de ce présupposé qu’elle va développer son ouvrage afin d’ouvrir la voie à une réflexion sur un changement possible des mentalités. Notre mieux-être passerait en grande partie par là. En outre, en tant qu’autiste mais aussi en tant que femme, Julie Dachez met l’accent sur « la double peine » à laquelle nous sommes vouées. « Intersectionnalité » oblige, nous sommes une minorité doublement opprimée, en tant qu’autiste invisible mais aussi en tant que femme, ce qui rend d’autant plus urgent le besoin que telles porte-paroles se fassent entendre davantage et soient force de proposition (je dis « davantage » car les femmes ont, de fait, été les premières à témoigner à la première personne de leur vécu d’individu avec autisme – mais la question du genre restait en retrait). L’empowerment des femmes autistes était d’ailleurs le thème choisi par l’ONU cette année pour célébrer la journée mondiale de l’autisme.

      La perspective de Julie Dachez, très originale, est donc d’actualité et digne d’intérêt, ses propos salutaires à lire à l’heure où l’on commence à peine à prendre conscience, en France, du retard que nous avons accumulé en termes de connaissances sur les TSA. L’auteure a le mérite de poser la question de notre insertion d’un point de vue socio-culturel et, si les premières pages sont un peu déconcertantes (pourquoi un avertissement sur le caractère fictif de ce livre, quitte à faire perdre en puissance de frappe quant à ce qui y est dénoncé ?), si les comparaisons initiales peuvent ne pas être jugées tout à fait pertinentes par les tenants des communautés concernées et si la mise à l’écart des « autistes dépendants » dans le combat que l’auteure souhaite mener reste discutable, progressivement pourtant le ton est donné, le pli est pris et nous nous laissons embarquer dans cette immersion plutôt comique, voire satirique, au sein du quotidien de ces quelques « autistes invisibles », définis par l’auteure comme la part des autistes autonomes, qui pratiquent le camouflage et paraissent adaptés – autrement qualifiés d’autistes dits « légers », autistes de haut niveau ou autistes Asperger, les spécialistes eux-mêmes ne s’accordant pas toujours sur la définition de ces différentes variantes du spectre.

      Mais la thèse initiale selon laquelle nous souffririons que d’exclusion et du regard des autres reste quelque peu discutable : je souffre pour ma part de multiples troubles liés intrinsèquement à ce fonctionnement ou bien associés (problèmes de sommeil, d’alimentation, de motricité, de repérages spatio-temporels, etc. – puis existe-t-il réellement un autisme sans troubles associés ?) et il me semble empiriquement que nous sommes nombreuses dans mon cas – je connais moins les hommes aspis. De plus, rapporter l’ensemble des variantes du spectre à la distinction visible/invisible pourrait être problématique. Prenons encore mon cas – puisque c’est celui que je connais le mieux : je ne suis pas Rain man (quoique, certains jours…) mais beaucoup de mes traits se voient, qu’il faut certes savoir décoder (mutisme sélectif, pas de regard dans les yeux, je me tords les doigts, j’ai des tics nerveux, etc.). Or comme personne ne sait ce qu’est l’autisme à part de rares élus, personne ne sait pourquoi je fais ce que je fais et je passe simplement pour une originale. Je serais donc plutôt classée dans l’invisibilité d’après les critères énoncés dans ce livre : je suis à peu près autonome, en tout cas je ne montre pas le contraire aux étrangers, j’ai un logement et je suis fonctionnelle pour la plupart des tâches essentielles à ma vie quotidienne, oui mais voilà pour les tâches essentielles seulement (se laver, se coucher, manger, aller au travail). Inversement, les autistes dits « visibles », dans la catégorisation de Julie Dachez, sont en fait largement invisibilisés dans notre société qui, au lieu de les inclure, les enferme en HP et les bourre de neuroleptiques, leur interdit une scolarisation en milieu ordinaire ou bien fait en sorte qu’ils n’aient pas accès au marché du travail (manque de formations mais aussi d’emplois adaptés) ni à la possibilité d’une vie autonome (en cause le fonctionnement et le financement des MDPH qui limite l’attribution des allocations mais aussi des auxiliaires de vie, des assistants d’éducation, et la non-reconnaissance de l’importance des aidants familiaux qui sont des travailleurs à plein temps). Une amie me racontait, l’autre jour, que son amie anglaise, venant la visiter en France, s’étonnait grandement : « Mais, en fait, l’autisme, ce n’est qu’en Angleterre, non ? Je n’en vois pas en France ! » Ce à quoi mon amie a répondu : « Non, il y en a autant mais, en France, on les cache, tu n’en croises pas dans la rue ».

      Parler de visible/invisible, reprendre cette dualité, n’est-ce pas finalement adopter implicitement le point de vue des tenants de la normalité sur nous (je préfère personnellement parler de norme plutôt que de neurotypie, une norme étant objectivement constatable), la mesure de ce qu’ils jugent visible ou pas, admissible ou pas en société, au regard de ce qu’ils jugent être un comportement de type autistique c’est-à-dire inconvenant (en vrac : se frapper la tête par terre, battre des bras, hurler sans raison apparente, osciller d’avant en arrière, etc.) alors même qu’ils n’y connaissent vraiment rien ? Si l’on veut faire changer le regard des non-autistes sur les autistes, autant ne pas prendre leur point de vue comme étalon. Le combat qu’il faut mener est un combat pour la connaissance qui amènera à une reconnaissance d’un autisme faisant fi des clichés, d’un autisme complexe, pluriel, diversifié, à la mesure de chacun. Et n’oublions pas non plus, dans ce combat, les autistes non verbaux, qui n’ont toujours pas la possibilité de prendre la parole pour défendre leurs droits. Autistes caméléons ou pas, nous sommes tous des invisibles.

Alice Afanasenko, docteure, chercheuse en sciences humaines, membre de l’AFFA

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