L’intelligence singulière des autistes, par Laurent Mottron et Isabelle Soulières (via larecherche.fr)

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L’intelligence singulière des autistes

Caractérisée par une perception visuelle spécifique, l’intelligence des autistes s’exprime dans des domaines d’expertise propres à chacun. Des études cliniques, couplées à l’imagerie cérébrale, permettent de mieux comprendre les processus à l’oeuvre dans cette « autre intelligence », et la manière dont leur cerveau raisonne et traite l’information.

L’intelligence dans l’autisme a souvent été étudiée avec l’objectif de déterminer la proportion des autistes présentant une déficience intellectuelle. Longtemps estimée à 75 %, elle varie selon les études de 13 % à 84 %. Autant dire que tout le monde n’est pas d’accord ! Toutefois, avec l’augmentation considérable du nombre de personnes diagnostiquées « autistes » de nos jours, cette catégorie est devenue plus hétérogène. Désormais, on s’oriente davantage vers la reconnaissance que certaines formes d’autisme ne sont, le plus souvent, pas associées à une limitation intellectuelle ; et que les autistes n’exercent pas tous leur intelligence dans les mêmes domaines (certains visuels, d’autres langagiers), ce qui contribue à les distinguer. Des progrès considérables ont été obtenus dans la mesure de l’intelligence autistique, permettant de ne pas passer à côté d’une intelligence parfois cachée. Mais le changement le plus important dans notre conception de l’intelligence autistique est surtout de comprendre qu’il s’agit d’une intelligence différente, une « autre intelligence » reposant sur des bases cérébrales distinctes.

Diverses formes

Dans le spectre autistique (*), on distingue plusieurs formes d’autisme pour lesquelles l’intelligence diffère. Une première forme, décrite par le pédopsychiatre américain Leo Kanner dans les années 1940, caractérisait des enfants qui, au-delà de leur apparent désintérêt pour leur entourage humain, présentaient le plus souvent un retard important du langage oral. Lorsqu’ils commençaient à parler, ils utilisaient un langage particulier, fait de répétitions et apparemment non communicatif. Ils avaient en commun, selon Leo Kanner, de ne pas présenter de déficience intellectuelle et d’avoir des forces inattendues dans des domaines spécifiques, en particulier la mémoire verbale (retenir des horaires d’autobus, des textes lus ou entendus, des faits historiques…) et musicale. Une autre forme d’autisme, décrite par le psychiatre autrichien Hans Asperger à la même époque, se distinguait par un langage précoce, toujours compréhensible, ainsi que par une intelligence normale et parfois supérieure à la moyenne, se manifestant par des intérêts intenses pour un domaine particulier. Dans les deux cas, aucun trouble neurologique n’y était associé en apparence. L’intelligence de ces personnes était bien là, originale, parfois hors norme, mais elle ne semblait pas faciliter leur adaptation au monde.

Aussi bien chez les autistes avec la forme Kanner que chez ceux avec la forme Asperger, cette adaptation au monde peut varier considérablement d’un individu à l’autre. Ainsi, certaines personnes n’ont guère de limitation de leur fonctionnement au quotidien et parlent très bien, tandis que d’autres ne parlent pas, peu ou d’une manière atypique, et sont totalement dépendantes de leur entourage pour leur survie. Toutefois, malgré ces différences, ces personnes ont presque toutes en commun de réaliser des tâches cognitives à un niveau très élevé dans un domaine particulier, ce qui indique la présence d’une intelligence. Cela peut se manifester par exemple par la connaissance des lettres et des chiffres dès l’âge de 2-3 ans, ou par l’exécution, dès 3 ans, de puzzles habituellement réalisés par des enfants de 5 ans.

Dans l’état actuel des connaissances, on n’identifie pas, chez les autistes de type Kanner ou Asperger, d’anomalies génétiques différentes de ce qui est observé dans la population générale. En revanche, la condition est clairement génétique, puisque les cas d’autisme chez les enfants dont le frère ou la soeur est autiste sont plus fréquents que chez les enfants dont le frère ou la soeur ne l’est pas.

Il existe une troisième forme d’autisme, dite « syndromique », caractérisée par l’existence d’une anomalie concomitante, le plus souvent génétique, comme le syndrome de l’X fragile (*), ou une délétion (*) en de multiples endroits du génome (que l’on peut aussi trouver chez des personnes non autistes). Cette forme – qui concerne environ une personne sur dix diagnostiquées autistes – a été fusionnée avec les deux précédentes dans la description du « spectre autistique » de la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) (*). Mais, à la différence des autistes dits « prototypiques » (semblables aux personnes décrites par Leo Kanner et Hans Asperger), les autistes syndromiques présentent pour la plupart une vraie déficience intellectuelle et sont souvent sujets à des crises d’épilepsie. Bien que ces personnes rentrent dans la définition actuelle de l’autisme, il existe une grande incertitude sur la relation entre les autistes syndromiques et les prototypiques, ainsi que sur la justification d’inclure ces deux groupes dans une catégorie commune.

La plupart des conclusions présentées dans cet article concernent principalement l’autisme prototypique et ne s’appliquent pas, ou moins, au syndromique. Par ailleurs, à l’intérieur même de l’autisme prototypique, une distinction doit être faite entre les personnes qui présentent un important retard dans l’apparition du langage oral – tels les enfants décrits par Leo Kanner – et ceux qui parlent au contraire tôt – qui correspondent au tableau diagnostique décrit par Hans Asperger. Bien que ces deux groupes se ressemblent à l’âge adulte sur certains aspects, leurs forces (et certaines difficultés qu’ils rencontrent) sont bien différentes. De fait, tout au long de leur vie, les autistes avec un retard de langage oral initial peuvent conserver une importante différence de performances entre les tâches qui utilisent le langage et celles qui ne l’utilisent pas. Ils excelleront ainsi dans des tâches requérant de manipuler mentalement des informations visuelles. Au contraire, les autistes qui ne présentent pas de retard de langage oral initial s’illustreront le plus souvent dans le raisonnement verbal, le vocabulaire et les connaissances générales exprimées verbalement. Leurs profils s’opposent donc sur cet aspect.

Le lobe occipital activé

Mais, au-delà de ces différences, les autistes ont en commun de pouvoir développer une expertise particulière dans un certain domaine auquel ils consacreront un temps et une énergie considérables. Tous les humains peuvent devenir des experts selon leurs aptitudes naturelles et le temps qu’ils y consacrent ; mais les autistes semblent avoir une disposition particulière à devenir des experts dans leur domaine d’intérêt – ce que l’on appelait auparavant le « syndrome de l’autiste savant ».

Cette « autre intelligence » des autistes experts repose sur un fonctionnement cérébral singulier. Lorsqu’on enregistre l’activité cérébrale de volontaires pendant une tâche de raisonnement, on observe que cette activité est répartie au sein d’un vaste réseau cérébral, principalement dans les lobes pariétal et frontal. Tant chez les personnes autistes que non autistes, le même réseau cérébral du raisonnement est activé. En revanche, il est possible de distinguer des différences dans le niveau d’activité de certaines régions (Fig. 1). Ainsi, lorsqu’on compare des personnes autistes avec des non autistes pendant qu’elles résolvent des problèmes issus d’un test de raisonnement, on s’aperçoit que les autistes présentent un plus haut niveau d’activité dans certaines régions postérieures du cerveau, en particulier dans le lobe occipital, et moins d’activité dans certaines parties du cortex préfrontal. Les régions plus actives chez les autistes sont celles liées à l’expertise visuelle, associées à l’élaboration, au maintien et à la manipulation d’images mentales visuelles. Les régions les plus actives chez les non-autistes sont plutôt associées à la mémoire de travail verbale et à la génération d’hypothèses. On peut donc supposer que les modes de raisonnement diffèrent entre personnes autistes et non autistes, et que la perception visuelle est davantage liée au raisonnement et plus généralement à l’intelligence des personnes autistes.


© Isabelle Simard et al./Elsevier

On sait par ailleurs que le raisonnement complexe et la capacité d’abstraction reposent sur une bonne communication entre les régions cérébrales jouant un rôle dans le raisonnement. Ainsi, plus la complexité du raisonnement augmente, plus l’activité de certaines régions et la synchronisation entre ces régions augmentent. Chez les autistes, il semble qu’il y ait moins de communication entre les différentes régions du raisonnement et moins de modulation de cette communication en fonction de la complexité du raisonnement.

Néanmoins, la communication entre le cortex occipital (plus actif durant le raisonnement chez les autistes) et les autres régions croît beaucoup plus en fonction de la complexité du raisonnement chez les autistes que chez les non-autistes. Cela confirme le rôle accru des processus de perception visuelle dans le raisonnement fluide (*) des personnes autistes. Ces différences de mécanismes liés au raisonnement fluide soulignent la nécessité d’utiliser des tests bien adaptés pour mesurer l’intelligence des personnes autistes. Il ne nous viendrait pas à l’idée de présenter des suites logiques de manière visuelle à des personnes aveugles pour évaluer leur rendement intellectuel ! Or on sait maintenant que les personnes autistes, enfants comme adultes, sont souvent désavantagées par le type de matériel et d’outils qui sont employés pour évaluer leur intelligence. Ainsi, l’emploi de questions ouvertes, présentées oralement sans aucun support visuel ni aucun choix de réponses pour aider à son organisation, tend à donner des résultats qui sous-estiment le potentiel intellectuel d’une majorité de personnes autistes (Fig. 2).


© M. Dawson et al.Psychol.Sci., 18, 657, 2007

En effet, lorsqu’on présente des questions tout aussi complexes et abstraites, mais par écrit ou de manière imagée, et surtout avec des choix de réponses pour orienter la réflexion, on peut mettre en lumière des habiletés de raisonnement bien plus élevées. Ainsi, dans un test comme celui des matrices de Raven, utilisé pour mesurer l’intelligence fluide, et dans d’autres tâches semblables, les performances des autistes sont souvent bonnes, voire excellentes (lire encadré).

Dès lors, on peut supposer que ce type de situation est particulièrement favorable à l’expression de leurs capacités intellectuelles. On peut aussi supposer qu’il serait bon de tenir compte de ce constat pour favoriser l’apprentissage des autistes : en leur présentant l’information de manière exhaustive et organisée (ou en leur permettant de la manipuler, de la classer et de l’organiser), on faciliterait leurs apprentissages, car cela correspondrait davantage à leur manière spontanée d’apprendre. Cela recoupe les informations recensées sur de nombreux cas d’enfants autistes qui ont appris à lire, à calculer ou à jouer du piano par eux-mêmes, grâce à un matériel abondant et en repérant des régularités et la structure sous-jacente des agencements de lettres, de chiffres ou de notes. De manière expérimentale, on a d’ailleurs récemment montré que des enfants autistes apprennent mieux à distinguer deux groupes de stimuli si on leur montre tous les stimuli à la fois, car cela leur permet d’observer les différences et ressemblances entre eux. Au contraire, l’apprentissage est beaucoup moins efficace si on leur présente un seul stimulus à la fois – ce qui est une façon classique d’intervenir auprès des enfants autistes (1).

Cela peut sembler contre-intuitif, mais il semble bien qu’en épurant la situation d’apprentissage, en ne présentant qu’un item à la fois, on prive les autistes des informations dont ils ont besoin pour apprendre de façon optimale. Ces études vont dans le même sens : l’intelligence est différente, singulière, mais bien présente. Et il faut en tenir compte. Elle demande des adaptations de la part des non-autistes pour contribuer à ce que les autistes trouvent leur juste place dans la société des humains. C’est le devoir d’une société inclusive.

Photo : ©Tesson/Andia.fr

(1) A. M. Nader et al. (soumis pour publication).

(*) Le spectre autistique désigne l’ensemble des personnes recevant un diagnostic d’autisme et recouvre donc des profils langagiers, cognitifs et des symptômes autistiques diversifiés.

(*) L’X fragile est un syndrome génétique lié au chromosome X, se traduisant notamment par un retard intellectuel.

(*) La délétion est définie comme la perte de matériel génétique sur un chromosome. Elle peut entraîner un retard intellectuel.

(*) Le DSM-5 est la cinquième édition d’un ouvrage de référence publiée en 2013 par l’Association américaine de psychiatrie. Il propose une description et une classification des troubles mentaux.

(*) Le raisonnement fluide correspond à notre capacité à penser logiquement et à inférer des solutions à des problèmes nouveaux, indépendamment des connaissances acquises.

 
PSYCHIATRE ET NEUROPSYCHOLOGUE
 Laurent Mottron (à gauche) dirige le laboratoire de neurosciences cognitives des troubles envahissants du développement, à l’université de Montréal. Ses travaux portent notamment sur la perception dans l’autisme. Isabelle Soulières (à droite) dirige le laboratoire sur l’intelligence et le développement en autisme, à l’université du Québec à Montréal.

Photos : © Christian Fleury – Geoffroy Ingret

CONTEXTE

Toutes les personnes qui reçoivent un diagnostic d’autisme ne présentent ni les mêmes profils cognitifs et langagiers, ni les mêmes symptômes. Et si certains autistes présentent une déficience intellectuelle réelle, la majorité d’entre eux sont dotés d’une intelligence qui, si elle n’est pas correctement mesurée, peut demeurer cachée.

DES ÉVALUATIONS PLUS ADAPTÉES

L’un des outils pour mettre en évidence les capacités de raisonnement fluide des autistes est le test des matrices de Raven (voir ci-dessous). Il a été montré à plusieurs reprises que les autistes réussissent mieux à ce test qu’aux tests d’intelligence plus conventionnels. Les matrices de Raven sont une série de problèmes de difficulté croissante, dans lesquels on présente un tableau (ou matrice) où apparaissent des figures géométriques. La tâche consiste à trouver la figure manquante pour compléter la matrice. Pour résoudre un tel problème, il faut comprendre sa structure sous-jacente, c’est-à-dire découvrir les règles implicites ayant permis de construire la matrice de figures de manière organisée, puis la compléter avec la bonne figure en appliquant ces règles. Ce test mesure les capacités d’abstraction, de génération d’hypothèses et de planification/gestion pour atteindre un but.

Contrairement aux outils d’évaluation intellectuelle conventionnels, qui nécessitent souvent des réponses verbales ou la compréhension d’instructions présentées verbalement, il est particulièrement approprié aux enfants autistes très jeunes ou qui communiquent très peu verbalement. Souvent, les enfants autistes ne comprennent pas ce qui est attendu d’eux et sont peu enclins à collaborer en contexte d’évaluation. Pourtant, lorsqu’on fait preuve de flexibilité dans la façon de mener l’évaluation (courtes périodes respectant les capacités attentionnelles optimales de l’enfant, utilisation de ses intérêts pour l’amener à la tâche…) et qu’on emploie le matériel adéquat, on a fréquemment de belles surprises.


© Isabelle Soulières

 

POUR EN SAVOIR PLUS

La Recherche a publié

N. Gauvrit et F. Ramus, « La légende noire des surdoués », n° 521, mars 2017, p. 58.

L. Mottron, « Pourquoi certains autistes sont-ils des prodiges ? », La Recherche hors-série n° 18, 2016, p. 26.

A. Diamond, « Peut-on aider les écoliers à réussir ? », La Recherche hors-série n° 18, 2016, p. 30.

M. Cassotti et M. Agogué, « Sur quoi la créativité repose-t-elle ? », La Recherche hors-série n° 18, 2016, p. 50.

À lire

Olivier Houdé, Comment raisonne notre cerveau, Que sais-je ?, 2019.

Laurent Mottron, L’Intervention précoce pour enfants autistes, Mardaga, 2016.

N. J. Mackintosh, QI & intelligence humaine, De Boeck, 2015.

Nicolas Gauvrit, Les Surdoués ordinaires, PUF, 2014.

Daniel Goleman, L’Intelligence émotionnelle – Intégrale, J’ai lu, 2014.

Howard Gardner, Frames of mind, Basic Books, 2011 (en anglais).

Robert J. Sternberg, Beyond IQ, Cambridge University Press, 2009.

Laurent Mottron, L’Autisme : une autre intelligence, Mardaga, 2004.

Stephen Jay Gould, La Mal-mesure de l’homme, Odile Jacob, 1997.

Raymond Cattell, Intelligence : its Structure, Growth and Action, Elsevier, 1987 (en anglais).

Sur le Web

Ce site propose une démonstration de test de créativité destiné aux adultes.

Présentation vidéo de Todd Lubart sur le thème : « Comment le système éducatif peut favoriser la créativité des enfants ».

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