Handicap: la construction d’une domination (par Anne-Sarah Kertudo)

Source : https://blogs.mediapart.fr/anne-sarah-kertudo/blog/150120/handicap-la-construction-d-une-domination


Handicap: la construction d’une domination

Nous sommes sourds, aveugles, paraplégiques, trisomiques ou schizophrènes. Nous sommes malentendants, malvoyants, dyslexiques, autistes. On nous appelle «personnes handicapées». Nous représentons une, deux, peut-être trois personnes sur dix. Nous appelons à une révolution culturelle pour que disparaisse la barrière symbolique qui sépare la société en deux : «valides» et «handicapés».

Nous sommes sourds, aveugles, paraplégiques, trisomiques ou schizophrènes. Nous sommes malentendants, malvoyants, dyslexiques, autistes. On nous appelle « personnes handicapées ». Nous représentons une, deux, peut-être trois personnes sur dix, il n’existe pas de recensement.

Nous adaptons notre quotidien, trouvant des solutions pour le déplacement, la communication ou la réalisation des gestes de tous les jours. Bon nombre de difficultés sont d’ordre pratique et se règlent par des réponses techniques, éventuellement humaines. De son côté, la société peine à s’adapter pour accueillir tous ses membres car elle reste conçue pour un individu standard, modèle purement imaginaire, exempt de toute fragilité. Cet individu de référence est physiquement, psychiquement, émotionnellement adapté à tous les contextes. Il est parfaitement mobile, réceptif à tous les niveaux de langage et il trouve toujours en lui les ressources pour conserver son équilibre. Dès lors, la personne qui manifeste une difficulté, un malaise, une gêne est perçue comme inadaptée et l’environnement n’est pas mis en cause.

Lorsque je ne peux pas accéder à un bâtiment faute d’ascenseur, lorsque je ne peux pas suivre les débats politiques faute de sous-titrage, lorsqu’aucun système de guidage ne me permet de me déplacer dans un tribunal, un hôpital ou une université, le message est clair : la cité n’a pas intégré mon existence. Je n’y ai pas ma place comme tout le monde. Ma présence est simplement tolérée.

Malgré les discours qui se succèdent, les lois qui s’accumulent, les personnes handicapées demeurent assignées à une humanité de seconde classe. Aujourd’hui encore, « handicapé » est une injure dans les cours d’école et l’image du handicap est si dévalorisante que personne ne peut se sentir à égalité sous cette étiquette. Tous les mots du handicap rabaissent et humilient : on est dit incapable, infirme, invalide. Comment être fier et incapable ? Fier et titulaire d’une carte précisant un taux d’incapacité égal à 80% ? Cette stigmatisation tend à enfermer les personnes concernées dans la honte. Pour échapper au jugement disqualifiant, on cache sa surdité, sa malvoyance, on dissimule le fait que l’on est autiste, que l’on a été hospitalisé en psychiatrie. Tout sauf appartenir à cette classe d’individus ni tout à fait humains ni tout à fait exclus de l’humanité.

La condescendance, la pitié et le mépris écrasent les personnes dites handicapées dans un sentiment d’infériorité. Dans les dictionnaires français, « infériorité » apparait d’ailleurs comme synonyme de « handicap ».

L’approche française a pour conséquence que les personnes concernées se perçoivent non seulement moins compétentes, moins capables, mais en outre se sentent redevables. Héritières d’une tradition dans laquelle leur existence ne relevait que de la charité religieuse, elle se sont habituées à ce que leur vie ne dépende que de l’aide, de l’assistance, des « efforts budgétaires » consentis au nom de la solidarité. J’ai pourtant les mêmes droits qu’une personne qui voit, qui entend, qui marche, qui parle… Je dois pouvoir aller dans les mêmes lieux, avoir accès aux mêmes services, me conformer aux mêmes devoirs. L’égalité ne peut reposer sur la bienveillance.

Les défenseurs des droits humains oublient souvent, parmi la liste des populations qu’ils défendent, les personnes handicapées. Or, leur place est là, il ne s’agit de rien d’autre qu’une lutte contre les violences et les discriminations. Les personnes handicapées sont néanmoins vues comme si différentes qu’on peine à leur reconnaître les droits les plus fondamentaux. Elles paraissent relever d’une catégorie à part, pas tout à fait douée de la capacité juridique, pas forcément sujet de droits, éternels enfants confiés au secteur médico-social qui serait seul à savoir gérer leurs singularités.

Une personne handicapée peut être placée dans une institution dans laquelle tout lui sera imposé : activités, horaires, menu… La sexualité lui sera éventuellement interdite. Ceux qui ont réussi à sortir de ces lieux ne décolèrent pas contre la violence de ce traitement qui s’apparente à une incarcération. Une personne handicapée pourra également travailler en ESAT : dans ces structures, où elle procèdera par exemple à du conditionnement, le droit du travail ne s’applique pas. Le SMIC, salaire minimum, n’est pas imposé à l’employeur. La Cour de justice de l’Union européenne a pourtant considéré que les conditions étaient réunies pour que ces femmes et ces hommes soient reconnus comme des travailleurs1. Enfin, les femmes handicapées sont encore plus fragilisées : 4 sur 5 sont victimes de violences selon la délégation aux droits des femmes du Sénat2. Pourtant, aucune politique d’ampleur n’est à ce jour envisagée. Lorsqu’une femme sourde se présente au commissariat, après un viol ou une agression, on lui dit de revenir plus tard : pas un commissariat en France ne propose un accueil en langue des signes.

Nous appelons à une révolution culturelle pour que disparaisse la barrière symbolique qui sépare la société en deux : « valides » et « handicapés ». Toutes les recherches ont montré que le concept de handicap ne correspond à aucune définition autre qu’institutionnelle et administrative. Impossible de fixer des critères biologiques qui identifieraient ainsi une population déterminée. Quand commence le handicap ? Le fait de porter des lunettes suffit- t-il pour me définir comme handicapé ? Le handicap n’est rien d’autre qu’un terme disqualifiant sur lequel se construit la domination des personnes qui se disent valides sur les autres. Cette domination a été rendue possible par la stigmatisation. Au lieu de constater que certaines situations faisaient naître un empêchement, on a dit que la personne elle-même était empêchée. On a ainsi créé une classe d’individus à qui on a refusé l’accès aux mêmes droits que les autres. Ces pratiques de soumission n’ont pas leur place dans une démocratie. Toute règle, tout comportement conduisant à une mise à l’écart, une discrimination, une humiliation doit être repensé et supprimé. La population doit être considérée dans son ensemble. Ses structures, ses services et ses politiques doivent inclure l’intégralité des membres de la collectivité.

La revendication pour l’égalité des droits par des populations dominées soulève toujours des résistances, facilement identifiables à travers la haine ou la brutalité qui les caractérise. La lutte des personnes en situation de handicap est, au contraire, étouffée par des déclarations de bonnes intentions, des propos débordant d’émotion, une condescendance que leurs auteurs ne s’autoriseraient jamais face à une personne qu’ils verraient comme leur semblable. Mais la réflexion progresse et des voix s’élèvent de plus en plus nombreuses pour appeler à une réelle prise de conscience : encourager à rendre visibles nos différences, sortir de la honte et de la peur, déconstruire l’infériorité intériorisée par ceux qui l’imposent autant que par ceux qui la subissent, reconnaître et renverser nos préjugés, exiger enfin l’égalité comme un droit et non une faveur. Nous avons tout à gagner à vivre dans un monde accessible à tous.

Anne-Sarah Kertudo

Directrice de l’association Droit Pluriel

1 CJUE 26 mars 2015, Gérard Fenoll c/ Centre d’aide par le travail « la Jouvene », n° C-316/13

http://curia.europa.eu/juris/celex.jsf?celex=62013CJ0316&lang1=fr&type=TXT&ancre=%20 2 https://www.senat.fr/rap/r19-014/r19-0148.html#toc313


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