Selon une représentante de l’association Autisme France, près de 90% des adultes autistes ne sont pas diagnostiqués.
Ces autistes, improprement diagnostiqués sous diverses pathologies plus ou moins fantaisistes, sans déficience intellectuelle et trop proches des limites supérieures du spectre pour avoir pu accéder à un diagnostic, vivent dans l’ombre, souvent exclus, rejetés, relégués, oubliés.
Certains, les plus âgés, n’ont sans doute jamais entendu le mot « autisme » de leur vie, et pour plus encore d’entre eux, le mot « autisme » n’a jamais été évoqué les concernant.
The missing generation
Certains ont pu vivre à l’abri, protégés par leur environnement familial (femmes pour la plupart), intégrés dans des entreprises (hommes pour la plupart), retraités « heureux » issus des trente glorieuses, époque où il était encore possible de travailler et prospérer malgré des difficultés dans les interactions sociales. Mais ce sont des privilégiés.
Pour ceux nés à partir de la fin des années 50, c’est beaucoup, beaucoup plus compliqué : la vie économique, le délitement social global, la férocité croissante du marché du travail, la dislocation des liens conjugaux et familiaux aussi… ne leur ont pas fait de cadeaux. Ils ont dû tout subir de plein fouet.
Parmi eux, certains, les plus curieux, les plus nantis d’outils intellectuels et informatifs et/ou les plus obstinés à vouloir comprendre en quoi ils ont traversé leur vie comme des survivants de leur différence, ont réussi à s’informer. Parfois durant des années de recherches effrénées sur l’autisme : centres d’intérêts intenses dits « restreints » obligent !
Et dans leur quête de compréhension de leur histoire, de l’histoire de leur famille aussi, ils ont dû traverser des années d’interrogations, de psychothérapies diverses et souvent vaines, pour finir par relever la tête et demander reconnaissance.
J’emploie le mot « reconnaissance », mais d’autres mots pourraient convenir aussi : réparation, restitution, justice…
Reconnaissance : être reconnu tel qu’on est, de la façon la plus juste qui soit.
Restitution : chacun nécessitant qu’on lui restitue sa dignité, en lui rendant le déterminant « interdit », refusé, sa vie durant : autisme (incluant syndrome d’Asperger).
Justice : parce qu’il y a eu injustice de la part de la communauté vis à vis d’eux.
De la part de la collectivité, du pays, des institutions… la moindre des choses serait de leur demander PARDON. Et pour réparer le préjudice, la moindre des choses serait de leur donner accès à des évaluations neurologiques sérieuses quand ils les demandent.
On ne demande pas ce genre de chose par extravagance, pas plus que sur un coup de tête, ni par opportunisme déplacé, ni par fourvoiement. En général, quand on fait ce genre de demande à plus de quarante ans, c’est après en avoir étudié les tenants et aboutissants, méticuleusement, consciencieusement, et je dirais même : avec tout le sérieux inhérent à la précision autistique ! Sans parler de la maturité, de l’expérience, de tout le bagage accumulé sur plusieurs décennies, qui ne peuvent qu’éloigner de l’excentricité.
La moindre des choses aussi, serait de leur épargner l’humiliation du refus de diagnostic, sous le prétexte imbécile que les témoins de leur enfance ne sont plus là : ils sont adultes, âgés, retraités, vieillards… et on les traite ainsi comme des mineurs !
Je n’ai pas autorité pour le faire collectivement, mais je demande réparation. Non, pas de « dommage intérêts », ce serait trop improbable vu le nombre de mes compagnons d’infortune, mais juste un accès facilité et adapté au dépistage pour les adultes matures, les personnes âgées, suivi d’un diagnostic dressé « en bonne et due forme », et donc d’une reconnaissance. Être reconnu dans ses particularités, non pas avec une étiquette, mais avec un nom, une identification de ces différences.
Beaucoup d’entre-nous ont non seulement dû subir des pressions sociales iniques, mais vivent dans le dénuement le plus total, écartés malgré tous leurs efforts d’une vie digne, du minimum matériel vital, sans perspective autre que d’échouer un jour dans des « mouroirs à vieux », des collectivités toxiques, mortelles pour ces gens qui ne supportent aucune promiscuité.
Certains d’entre-nous ont accumulé des connaissances encyclopédiques en maints domaines utiles. Beaucoup d’entre-nous ont développé des trésors de stratégies pour surmonter leur handicap dans un monde où il était ignoré. Certains d’entre-nous ont des enfants, des petits enfants, comptant parmi eux d’autres autistes. Nos connaissances et nos expériences sont une richesse à ne pas négliger, pour les générations futures comme pour tous les professionnels en contact avec des enfants et jeunes autistes. Ne pas nous demander nos avis est une perte pure, un déni intolérable, un devoir de mémoire censuré…
Nous sommes une manne, nous sommes légions, nous ne devons pas nous laisser intimider ni écarter.
Il est temps que les centres experts en diagnostic d’autisme (CRA* et autres) cessent de procéder à des opérations de sélection arbitraires sur l’âge, « recalant » quasi systématiquement les adultes trop « vieux », qui mettent à mal leurs (in)compétences. Le plus souvent sous maints prétextes fallacieux, voire fantaisistes. Il serait temps que ces professionnels arrêtent de se défiler en niant les diagnostics adultes, en ne les évaluant pas, en les escamotant d’un revers de main trop souvent arrogant.
Mesdames et Messieurs les professionnels : vous êtes payés pour travailler. Faites votre travail ! Car nous, les adultes autistes oubliés, laissés en rade et niés dans notre propre différence, n’avons pas eu cette chance de pouvoir être payés pour tout le travail accompli durant nos vies, à tenter de vivre parmi la communauté des humains, à apprendre à interagir avec eux via des canaux divers, pour pallier notre cécité sociale.
Car cette cécité originelle, dure toute la vie, et ce n’est que grâce à notre travail opiniâtre de recueil d’informations que nous finissons par développer cette expertise qui nous permet de communiquer avec les autres. Et comme ce n’est pas naturel chez nous, cela suppose une masse de travail colossal que bien des gens dits “normaux” ne peuvent imaginer, eux qui sont si prompts à nous juger sur :
- nos erreurs, nos maladresses sociales,
- nos scolarités, nos études parfois sabotées du fait d’environnements scolaires ignorants de nos besoins pour étudier, de la promiscuité imposée avec la tonitruance des autres enfants, socialement et sensoriellement insupportable,
- nos échecs socioprofessionnels,
- nos galères administratives,
- nos niveaux de vie souvent miséreux,
- nos échecs amoureux,
- nos couples échoués eux aussi sur les plages de l’incompréhension de nos mécanismes cognitifs et neurosensoriels,
- nos étiquettes d’indifférents, d’égoïstes, d’ingrats…
- nos attitudes désignées comme froides, hautaines, les étiquettes “d’intello” qu’on nous colle depuis l’enfance,
- les maintes cabales dont nous fûmes les objets à l’école, puis au travail,
- notre perfectionnisme excessif qui bouffe tout notre temps, nous retarde en toutes activités,
- nos supposées fuites dans nos intérêts intenses souvent vécus comme des priorités absolues sur tout le reste,
- nos temps de réactions excessivement lents, nos “absences”, nos oublis des choses présumées importantes,
- nos incapacités à hiérarchiser les tâches dans la pratique, quand bien même nous sommes intelligents,
- nos dégoûts, nos répulsions physiques, nous faisant passer pour “difficiles”,
- nos ignorances des codes inhérents à nos sexes,
- nos envahissements sensoriels en groupe, nos mises à l’écart, qui nous font passer pour des sauvages asociaux,
- nos distorsions sensorielles, nos agnosies auditives, visuelles…
- nos états de fatigue constants, qui nous obligent à nous isoler pour récupérer, parfois sur de longues périodes, qu’on nous renvoie dans la figure sous forme d’accusations de fainéantise ou de “refus de travailler”,
- nos gestuelles et/ou élocutions parfois étranges, qui nous ont valu maintes moqueries ou jugements d’impolitesse,
- nos incapacités à pratiquer la plupart des activités sportives, du fait de nos troubles praxiques, qui nous ont aussi valu étiquettes de paresse, mais aussi de négligence de soi,
- nos dyspraxies qui nous ont valu parfois des blessures graves, des chutes, car la dyspraxie, ce n’est pas seulement avoir du mal à écrire, même si cela arrive,
- nos besoins d’isolement, indispensables à notre survie physique comme mentale,
- nos incapacités à regarder dans les yeux, qui nous ont valu tellement d’accusations de duplicité, de fuite… nos stratégies de camouflage consistant à fixer les gens dans le nez, les dents, le front… car c’est soit regarder, soit parler/écouter, mais jamais les deux en même temps,
- nos intégrités rigides nous empêchant toutes ces tricheries indispensables pour acquérir une place dans notre société, pour être décrits comme “sympathiques”,
- nos respects tout aussi rigides des règles, lois et codes, qui nous plongent parfois dans le désarroi le plus total, si les injonctions sont paradoxales,
- nos incapacités à tolérer le moindre mensonge, qui nous amènent à vivre des colères dévastatrices dès que ceux-ci sont dévoilés,
- nos loyautés jugées stupides car cohabitant avec des intellects parfois exceptionnels,
- nos (parfois) dons exceptionnels en certains domaines, faisant de nous des bêtes de foire, générant des jalousies constantes, des représailles iniques,
- …
Si prompts à nous juger… et à ne rien nous épargner ni pardonner, surtout !
Alors certes, nous avons appris, mais le vieillissement et la fatigue qui l’accompagne, nous amènent souvent à laisser tomber des pans entiers de cette expertise durement acquise, de cette hypervigilance pour paraître “normaux”, pour nous délester de cet épuisement constant qui nous plombe.
On ne décrète pas qu’un adulte est autiste ou pas sur la simple base d’entretiens bâclés, non plus. Trop d’entre-nous sont passés par cette épreuve médiocre, indigne pour des professionnels censés se comporter en professionnels.
Nous traiter dignement, c’est nous donner accès à des sessions de tests d’évaluation sérieux et adaptés.
Nous avons travaillé nos vies entières à apprendre à vivre parmi les autres, à tenter de nous intégrer, à analyser nos propres comportements, à élaborer des stratégies de survie (certains n’ont pas survécu, rappelons-le), à fournir des efforts constants pour tenter de nous intégrer dans un monde qui nous était étranger… Tout ce boulot, nous l’avons fait. Sans jamais recevoir rémunération ni reconnaissance.
Pour nous, être correctement évalués et diagnostiqués dans nos réalités d’adultes autistes, quelque soit l’âge, après de longues vies de souffrances dues aux incompréhensions sociales, médicales, psychiatriques, professionnelles, relationnelles, communicationnelles… et j’en passe…
C’est du registre de la
RÉHABILITATION
et de la
RÉPARATION.
Et c’est aussi un dû. Oui, un dû. Je pèse bien ce mot. De la part d’une collectivité qui nous a malmenés et fermé les accès pour vivre nos vies dignement, pour nous intégrer professionnellement et gagner nos vies de façon autonome. S’il est encore possible d’aider les jeunes adultes à accéder à des aménagements pour mener une vie autonome sur le plan professionnel, pour nous, c’est trop tard : soit l’âge de la retraite est dépassé (et avec un « minimum vieillesse » indécent pour ceux qui n’ont pas cumulé les annuités nécessaires), soit les épreuves de la vie nous ont trop usé pour que ces aménagements réparent les dégâts du passé : ce n’est pas à plus de cinquante ans qu’on redémarre une vie professionnelle sabotée par les contraintes et harcèlements multiples dont on nous a assommés. Nos santés sont souvent précaires, reprendre un emploi, même à temps partiel, quand le passé est jalonné d’expériences professionnelles traumatisantes et que sortir une heure de chez soi suppose tout une organisation et parfois plusieurs jours de repos pour s’en rétablir… NON.
Et dans tout cela, après tout cela, et pour tout cela, la moindre des choses, c’est que l’évaluation basée sur l’actualisation des connaissances en matière d’autisme soit ouverte AUSSI aux plus âgés. Parce que ce sont eux qui ont souffert le plus longtemps, parce que le temps est compté, et qu’il y a des choses à réparer en chacun avant de quitter ce monde. C’est un devoir.
La formation continue est un devoir déontologique pour les médecins. Ce sont des vies qui se jouent, là.
Alors, Mesdames et Messieurs… à vous de faire votre travail : informez-vous, formez-vous…
… Et prévenez-nous quand vous aurez décidé de vraiment travailler avec nous !
Merci.