Enfants handicapés et exclusion : pourquoi le pouvoir psychiatrique perdure-t-il ?
Voici une brillante analyse de Jean-François Py, beau-père de Timothée, adolescent autiste, victime d’une exclusion de la société particulièrement violente.
Comment s’est construit le pouvoir psychiatrique, instauré dans les années 1850 ? Quel est le processus qui lui permet de perdurer encore aujourd’hui sous à peu près la même forme ?
C’est un peu long, mais c’est vraiment à lire jusqu’au bout… C’est saisissant, effrayant, et on comprend mieux les difficultés que les parents d’enfants différents rencontrent aujourd’hui.
Troubles autistiques et société : tentative de généalogie du principe d’exclusion et de relégation en institution.
La France a été maintes fois condamnée par le Conseil de l’Europe, pour ne pas se conformer à des engagements concernant éducation et scolarisation des jeunes atteints d’autisme. Comment comprendre qu’en dépit d’évolutions favorables de sa législation, des processus d’exclusion soient toujours à l’œuvre, localement et ordinairement ?La situation d’exclusion extrêmement violente vécue par le jeune T. depuis la rentrée 2014 motive cette réflexion.
Face à l’accablement suscité par l’acharnement des pouvoirs exécutif et judiciaire à exclure un adolescent de la société de ses pairs, il faut comprendre pour réagir. C’est auprès de Michel Foucault que je sais trouver quelque lumière. Nous ne faisons, en effet, pas seulement face à deux pouvoirs implacablement convergents ; il y en a un troisième, tapi derrière les deux premiers, et qui guette sa proie : le pouvoir psychiatrique. Le pouvoir psychiatrique, c’est précisément le titre sous lequel a été publié le cours de Michel Foucault au Collège de France de l’hiver 1973-74 (éditions Gallimard-Seuil, collection Hautes études, Paris, 2003). On trouvera aussi des éléments complémentaires dans la dernière leçon du cours de l’année suivante, publié sous le titre Les anormaux.
Dans la Leçon du 16 Janvier 1974, où il est question de la psychiatrisation de l’enfance au XIXème siècle, sont formulées des notions encore en vigueur aujourd’hui (même si le vocabulaire a évolué pour certaines), et l’articulation entre ces notions décrit les processus engendrant les situation d’exclusion institutionnalisée. Je vais tenter d’en donner ici une brève synthèse. Précisons tout d’abord que l’entreprise de Foucault est d’ordre généalogique : comment s’engendre, ici, ce qu’il nomme pouvoir psychiatrique (noter qu’il ne s’agit pas d’abord d’un savoir), dans le cours du XIXème siècle. Ce qui est saisissant pour nous, c’est le fait de la survivance, voire de la pérennisation de notions élaborées il y a 150 ans ou plus. Je précise : leur survivance opératoire ! C’est archaïque, mais ça marche toujours !
Foucault écrit (p.199) :
« Je ne pense pas, si vous voulez, que la généralisation du pouvoir psychiatrique soit un fait contemporain, soit un des effets de la pratique psychanalytique. Il me semble que l’on a eu très tôt une certaine diffusion du pouvoir psychiatrique, transmission qui est archaïque par sa date et qui, bien entendu, a pour effet de transmettre une forme du pouvoir psychiatrique qui est en elle-même archaïque ».
Normalité et idiotie
Premier constat, qui sera amplement attesté dans le développement : le couplage école-hôpital, lié au principe de diffusion du pouvoir psychiatrique. Foucault cite le philosophe Canguilhem (p.200) : « Normal est le terme par lequel le XIXème siècle va désigner le prototype scolaire et l’état de santé organique ». Première figure esquissée : la normalité (de l’enfance), l’école, l’hôpital. Explicitement : normalité suppose anormalité, laquelle engendre le passage d’une institution (école) dans l’autre (hôpital). Encore faut-il voir comment cela se met en place.
Il est nécessaire alors de s’attarder sur cette question du rapport à la normalité. Une seconde notion, corollaire de la première, émerge, constituée théoriquement dans les quarante premières années du XIXème siècle : l’enfant idiot, imbécile ou arriéré, à distinguer de toute « folie ». Bien sûr, on n’emploierait plus un tel lexique aujourd’hui (encore que…). La troisième notion décisive, consécutive de la seconde, est celle du développement. L’enfant idiot n’est pas « fou », il fait preuve de troubles du développement ; nous voici dans la contemporanéité, n’est-ce pas ?
« L’idiotie n’est pas une maladie, c’est un état dans lequel les facultés intellectuelles ne se sont jamais manifestées, ou n’ont pu se développer assez… » (Esquirol, psychiatre des années 1820, cité p.203).
Si ces facultés n’ont pu se développer (ou pas suffisamment), c’est bien entendu l’école qui en fournira l’expertise en premier lieu. Mais une évolution théorique se dessine et précise les choses dès les années 40 : l’idiotie n’est alors plus un état de non-développement, mais le résultat d’un arrêt du développement. Et l’arriération n’est qu’un développement plus lent que la normale, qui « finit par établir entre lui (l’enfant arriéré) et eux (les autres de son âge) une différence énorme, une distance infranchissable ». (Seguin, autre psy, Traitement moral des idiots, publié vers 1840, cité p.205).
« Le développement, c’est donc une espèce de norme par rapport à laquelle on se situe, beaucoup plus qu’une virtualité que l’on posséderait en soi » (Foucault p.206).
On a bien l’impression que nombre d’acteurs institutionnels, dont une bonne part du corps enseignant aujourd’hui, en sont restés à cette conception archaïque du développement. Conséquence en tout état de cause : « l’idiot est une sorte d’enfant, ce n’est pas un enfant malade » (207). Foucault poursuit en explicitant les conséquences inéluctables de ce constat : l’idiot pas malade ? Alors il ne relève pas de soins de type médical, mais d’une éducation spécifique (voir p.207-208).
L’anomalie est distincte de la maladie, mais cette catégorie nouvelle va néanmoins se voir confisquée par la psychiatrie.
Comment ? Vers 1845, on constate l’ouverture de quartiers spécifiques dans les asiles psychiatriques, réservés à cette catégorie de l’anormalité, désormais bien distincte de la folie. Ce qui est encore une décision contradictoire à ce moment (s’ils ne sont pas fous, pourquoi l’asile ?) va se justifier à la fin du siècle. Et là je cite longuement un passage décisif :
« On pourrait penser que l’arriération mentale, et la débilité mentale, filtrées ainsi par cette éducation primaire qui est en train de s’élaborer partout, les idiots ainsi repérés, devenant problèmes à l’intérieur de ces établissements scolaires, vont être progressivement repoussés vers les asiles. En fait ceci est vrai, mais non pour l’époque où je me place. C’est bien en effet, à la fin du XIXème siècle que l’enseignement généralisé va servir de filtre, et les grandes enquêtes qui auront lieu à la fin du XIXème siècle se dérouleront en milieu scolaire, c’est-à-dire que c’est bien aux écoles que l’on demandera les éléments de l’enquête. C’est bien auprès des instituteurs que l’on fera ces enquêtes ; c’est bien sur la nature même et les possibilités de la scolarisation que porteront les questions ». (p.210)
La légitimité, l’expertise, dont l’Éducation nationale, et le corps enseignant, se prévalent aujourd’hui pour exclure aujourd’hui, on voit donc sa provenance. Il s’agissait déjà, dans les années 1890, de conférer aux instituteurs le pouvoir de dire
« quels sont les enfants qui ne suivent pas convenablement l’école, quels sont ceux qui se font remarquer par leur turbulence, et enfin quels sont ceux qui ne peuvent même plus fréquenter l’école » (p.211).
Cependant, dès les années 1840, le souci de l’enfermement avait été aussi celui de libérer les familles de la charge de ces enfants, pour leur permettre de travailler, dans une saine vision de l’économie sociale. Libérer les familles : on va voir ce qui leur reste, aux familles.
« L’éducation des idiots et des anormaux, c’est le pouvoir psychiatrique à l’état pur » (p.212)
Subsistent encore deux points importants à présenter :
1/ D’une part, l’exercice du pouvoir psychiatrique pur dans ces établissements : il s’agit de l’affrontement de deux volontés, et celle du « maître » doit triompher. L’idiot est celui qui dit toujours « non », par instinct. « Il veut ne pas vouloir ». Il faut faire de ce refus un « oui » d’acceptation. Accessoirement, la famille renonce à tout pouvoir sur l’enfant :
« Tant que l’enfant est confié au maître, les parents ont le droit de la douleur, le maître a le droit de l’autorité » (Seguin, cité p.214).
Formule effrayante, n’est-ce pas ? Que les parents travaillent, on s’occupe de leur enfant ! Je passe sur les exemples de domination corporelle décrits par les praticiens eux-mêmes. Au-delà de cet aspect, Foucault souligne que le pouvoir psychiatrique va faire fonctionner, à l’intérieur de l’asile « le pouvoir scolaire comme une sorte de réalité absolue par rapport à laquelle l’on va définir l’idiot comme idiot (…). » (p.216).
Quand on vous dit que les IME d’aujourd’hui sont des lieux « éducatifs », vous persistez à ne pas le croire ?
2/ Dernier point donc, pas le moins intéressant en ce qui concerne la mise en perspective généalogique de cette période avec le temps présent. Foucault a montré que se croisaient, ou convergeaient, une évolution théorique (la constitution de « l’idiot » ou de l’anormal en catégorie) et une évolution pratique : l’aménagement d’espaces d’exclusion spécifique dans les asiles, propres à accueillir les individus définis comme idiots. Ces placements (pour prendre une terminologie actuelle, on disait alors internement), à l’origine, étaient conditionnés par le fait que la collectivité (département, commune) dont était originaire l’individu concerné, devait en acquitter les frais. D’où une réticence certaine, qu’il fallait dépasser. Foucault écrit (p.217) :
« Pour qu’un conseil général, une préfecture, une mairie acceptent et soutiennent l’internement d’un idiot, il fallait que le médecin garantisse à l’autorité en question que non seulement l’idiot était idiot, que non seulement il n’était pas capable de subvenir à ses propres besoins, (…) il fallait, et c’était à cette seule condition que les autorités locales acceptaient de l’assister, il fallait dire de plus qu’il était dangereux (…) Et ceci, les médecins des années 1840-1860 le disent clairement ; ils disent : nous sommes obligés de faire de faux rapports, de noircir la situation, de présenter l’idiot ou le débile comme dangereux pour pouvoir obtenir qu’il soit assisté ».
La dangerosité de celui qui a, dit-on aujourd’hui, des troubles du comportement, c’est le premier et dernier argument invoqué pour, prenons un exemple récent au hasard, justifier l’exclusion de T. de son collège, et son orientation en institution : d’abord par le principal de l’établissement, pour justifier sa traduction en conseil de discipline, et pour finir par les représentants de l’Inspection académique, que ce soit dans la presse ou devant les instances juridictionnelles où ils ont eu à comparaître. Et cet argument marche auprès de la plupart de ces instances (administratives ou autres). Que cette dangerosité soit inventée, non attestée, encore moins établie ? Peu importe, c’est une tradition. Pourquoi changer ce qui marche ? Foucault souligne :
« Autrement dit, la notion de danger devient la notion nécessaire pour faire passer un fait d’assistance en phénomène de protection (…) » (p.217).
Il poursuit en soulignant que ce qui était au départ simplement la solution pragmatique du « problème du coût de l’anomalie », va muter en une réalité théorisée médicalement : l’idiot est devenu, cinquante ans plus tard, dangereux, essentiellement :
« Il suffit d’une circonstance pour surexciter chez eux les instincts violents et les porter aux actes les plus compromettants pour la sécurité et l’ordre public » écrit un certain Ferrus, cité en note p.229. Cité dans la même note, Falret, dans un rapport à la Société médico-psychologique de 1868, pointe « les dangers de tout ordre que pourraient faire courir à eux-mêmes ou à la société les idiots et les imbéciles (…) ».
Noter la subtilité charitable : s’ils doivent être enfermés, c’est d’abord parce qu’ils sont dangereux pour eux-mêmes. Quand l’Education nationale nous dit que son maître mot, c’est la bienveillance ! Et si l’on ne parle plus d’idiots désormais, la norme et le dangereux sont plus que jamais d’actualité, surtout dans une société où les principes de précaution et de sécurité priment désormais sur les plus élémentaires considérations d’humanité.
Réagir…
Réagir, disais-je en commençant. Se battre contre l’exclusion et l’orientation ignominieuse d’un adolescent dans un centre éducatif au sens que l’on vient de voir, c’est lutter contre l’archaïsme d’institutions et de corps constitués qui agissent dans le déni de l’individu et de l’humain, pour qui la norme est l’alpha et l’oméga de toute éducation. Cet archaïsme, qui est un obscurantisme, en tant qu’ancrage culturel profond, conduit à se demander sérieusement, d’ailleurs, s’il y a quoi que ce soit à réformer, de ces institutions.
Sur le court terme, c’est très improbable.L’archaïsme n’est en effet pas seulement dans la survivance de notions élaborées et expérimentées dans un autre temps. Il réside aussi dans le fait que des réflexes de pensée et d’action fondés sur ces notions, profondément ancrés chez nombre d’acteurs sociaux, continuent de primer sur l’actualisation du droit.
En tout état de cause, tant que le psychiatrisme (osons le néologisme : entendre par là une pensée de type psychiatrique imprégnant en particulier les acteurs institutionnels, mais aussi une population en général. Foucault n’hésite pas à parler d’une forme de racisme) subsistera comme pouvoir, non pas occulte, mais en réserve comme bras expert (armé ?) aussi bien de la justice que de l’éducation, la forteresse résistera.
Car en tant que pouvoir, et pouvoir de « défense sociale » (Foucault, Les anormaux, p.300) s’il nous apparaît radicalement illégitime, il est toujours sollicité, au moins autant qu’il a pu l’être dans un passé déjà plus très récent.